Quel statut juridique pour les livreurs « Take Eat easy » et les chauffeurs « Uber » ?

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Quel statut juridique pour les livreurs « Take Eat easy » et les chauffeurs « Uber » ?

Contrats indépendants

Par deux arrêts récents, d’une part de la Cour de Cassation du 28 novembre 2018 (n°17-20.079) faisant l’objet d’une publication maximale (P+B+R+I) et d’autre part de la Cour D’Appel de Paris du 10 janvier 2019 (CA Paris, 10 janvier 2019, n° RG 18/08357), les juges se sont livrés à une appréciation in concreto des conditions d’exécution de l’activité du coursier et du chauffeur agissant pour des plateformes numériques pour leur reconnaître le statut de salarié.

Si de nombreuses juridictions étrangères s’étaient déjà prononcées sur ce sujet, c’est la première fois que la haute juridiction en France se prononce sur cette relation contractuelle.

En effet, alors que certaines sociétés ont décidé d’avoir recours à des contrats de travail (livreurs des sociétés de Domino’s pizza, Pizza Hut, Sushi shop…), d’autres, à l’ère des plateformes web, ont décidé d’avoir recours à des autoentrepreneurs (Deliveroo, Uber eats, Take Eat Easy…), ce qui leur permettent de se soustraire à leurs obligations sociales et salariales.

C’est en l’occurrence ce modèle économique qui est basé sur la logique de contrats indépendants qui est remis en cause, ouvrant donc une large porte à de multiples contentieux du même type et entrainant de lourdes conséquences pour les sociétés condamnées.

Ce qu’il faut retenir des récentes décisions…

Le lien de subordination : critère essentiel de l’existence d’un contrat de travail

Dans ces deux affaires, il était question de l’existence du lien de subordination entre les autoentrepreneurs et la plateforme numérique.

Le lien de subordination : critère essentiel de l’existence d’un contrat de travail

Il appartenait au coursier et au chauffeur ayant qualité d’autoentrepreneur de renverser la présomption simple de non-salariat énoncée par l’article L.8221-6, II du code du travail.

La Haute juridiction rappelle ainsi que le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné.

L’existence d’une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention.

En effet, en cas de litige sur la qualification du contrat, les juges s’appuient sur les circonstances de fait (en identifiant les trois pouvoirs de l’employeur : direction, contrôle et sanction) pour savoir s’il s’agit ou non d’une relation de travail.

 

L’affaire du livreur contre la société « Take Eat Easy »

Livreur cTake Eat Easy

Dans l’affaire du livreur contre la société « Take Eat Easy », les conseillers de la chambre sociale ont retenu deux critères. D’une part l’application était dotée d’un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel par la société de la position du coursier, et la comptabilisation du nombre total de kilomètres parcourus;  d’autre part la société disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard du coursier. En effet, en réalité, il existait un système de bonus et de pénalités (« strikes ») en cas de manquement aux obligations contractuelles : ainsi, le livreur écopait d’un « strike » en cas de désinscription tardive à une session de travail, d’absence de réponse à son téléphone, d’incapacité de réparer une crevaison, de deux  « strikes » en cas d’absence de connexion, de trois « strikes » en cas d’insulte d’un client ou de tout comportement grave et le cumul de quatre « strikes » sur un mois pouvait conduire à la désactivation du compte du livreur ainsi que la désinscription aux sessions de travail.

Pour la Cour de Cassation, les caractéristiques du lien de subordination étaient réunies de sorte qu’elle retient la qualification du contrat de travail et censure la Cour d’Appel.

Il ressort que le coursier fournissait simplement sa force de travail et non une réelle prestation de service.

L’affaire du chauffeur « Uber »

Pour la Cour de Cassation

La Cour d’Appel dans sa décision de janvier 2019 mentionne « un faisceau suffisant d’indices » qui caractérise selon elle « le lien de

subordination » liant le chauffeur à la plateforme et par conséquent l’existence d’un contrat de travail.

En l’occurrence, le chauffeur « Uber » ne pouvait pas se constituer de clientèle propre, possibilité interdite par « Uber » alors même qu’une condition essentielle de l’entreprise individuelle indépendante est la libre recherche de clientèle et de fournisseurs.

De surcroît, « Uber » exerçait un « contrôle » sur le chauffeur car au bout de trois refus de sollicitations, le message « êtes-vous encore là ? » est envoyé au chauffeur.

En outre, la Cour constate que si le chauffeur décide de se déconnecter, la plateforme se réserve le droit de désactiver ou autrement de restreindre l’accès ou l’utilisation incitant donc les chauffeurs à rester connectés pour espérer effectuer une course.

 

Les lourdes conséquences d’une telle requalification

le salarié bénéficiera d’un rappel de congés payés

Les sociétés ayant eu recours à de tels contrats subissent les conséquences de la requalification du contrat d’entreprise en contrat de travail ainsi que des sanctions attachées au travail dissimulé soit 6 mois de salaire.

En matière de requalification, soit le contrat est toujours en cours et dans ce cas, le salarié bénéficiera d’un rappel de congés payés, le cas échéant du paiement d’un rappel de salaire sur la base des minimas de la convention collective applicable, des avantages liés à l’ancienneté, une mutuelle d’entreprise et toute la législation en matière de maladie et accident de travail, durée de travail et de repos…

Soit le contrat a été rompu (ce qui est plus fréquemment le cas) et dans ces conditions, le salarié pourra contester le bienfondé de la rupture de son contrat de travail et réclamer des dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, indemnité compensatrice de préavis, indemnité légale ou conventionnelle de licenciement, indemnité compensatrice de congés payés en sus des dommages-intérêts pour travail dissimulé.

La société « Uber » s’est bien évidemment pourvue en cassation et la décision est très attendue. En effet, en cas de confirmation de la requalification, elle sera lourde de conséquences pour la société « Uber » ainsi que pour d’autres sociétés utilisant le même modèle.

Du côté des autoentrepreneurs, l’enjeu est aussi d’importance car ils pourront bénéficier de l’ensemble des règles du droit du travail et une meilleure protection sociale.

Pour la petite histoire, il est intéressant de relever que le modèle économique adopté par « Take Eat Easy » ne l’a pas empêché de faire faillite alors que d’autres sociétés prospèrent avec du personnel salarié.

 

Jessica IP TING WAH
Avocat Associé
In Extenso Avocats
Hauts de France
jessica.ip-ting-wah@inextenso-avocats.fr